"LE BLOG DU Pr JOËL AÏVO"

REVISION CONSTITUTIONNELLE:

Hebdomadaire Catholique: Justice - Vérité - Miséricorde


 L’alternance devrait-elle être obligatoire ?

Ce numéro de Res Publica traite essentiellement de la question de l’alternance au sommet de l’Etat dans notre jeune démocratie. Bien que ce soit normalement une question de fond, nous la traitons dans le cadre des préalables parce que pour nous, c’est vraiment ce qu’elle est.


La Constitution du 11 décembre 1990 a jugé utile de prévoir des mécanismes pour éviter le risque (ou la possibilité) qu’une même personne se maintienne à vie au sommet de l’Etat. Depuis l’adoption de ladite Constitution, et surtout depuis un peu plus d’un an, avant la fin du deuxième mandat du Général Mathieu Kérékou, un débat larvé s’est installé à propos des dispositions constitutionnelles qui imposent l’alternance à la présidence de la République. Bien que le camp qui milite pour le maintien de ces dispositions semble l’emporter pour le moment, et particulièrement malgré les batailles épiques de la période de la campagne contre ce qui était appelé à juste titre la tentative de révision fantaisiste et intéressée de la Constitution, le verdict semble ne pas être encore tombé; l’incertitude semble demeurer quant à la pertinence, la nécessité et l’importance des dispositions constitutionnelles qui imposent l’alternance au sommet de l’Etat au Bénin.
En effet, beaucoup de citoyens, et parfois des personnalités insoupçonnées, à commencer par le Chef de l’Etat lui-même dans son allocution d’installation de la commission constitutionnelle en février 2008, continuent de juger nécessaire de rappeler le caractère sacré de ses dispositions. Tout comme si l’on avait encore besoin de s’en convaincre ; tout comme si la pertinence des dispositions prévues à cet effet dépendait des circonstances que ces disposi-tions pouvaient changer avec le temps et selon les hommes qui sont au pouvoir ; finalement tout comme si, toute la campagne passée pour la protection desdites dispositions n’était dirigée que contre des personnes dont on serait sûr de s’être débarrassées aujourd’hui, annulant de fait la nécessité de leurs maintiens dans notre loi fondamentale.
Notre avis sur la question, à Res Publica, est tout le contraire. Nous sommes convaincus que l’alternance est nécessaire, voire indispensable, utile, salutaire pour notre jeune démocratie. Voilà pourquoi nous écrivons le présent papier qui a pour objectif essentiel (principal) de partager avec nos chers lecteurs les arguments qui fondent et justifient notre conviction. Les arguments en question seront avancés pour justifier la pertinence des deux dispositions constitutionnelles clés qui imposent l’alternance au sommet de l’Etat béninois, à savoir : surtout l’article 42, qui limite le nombre de mandats présidentiels à deux au plus, mais aussi l’article 44, alinéa 5 qui fixe les limites d’âge entre 40 et 70 ans pour les présidentiables au Bénin.  

La limitation du nombre de mandats présidentiels (art. 42)
Il s’agit dans cette section, pour faire simple, de passer en revue une série de raisons qui, à notre avis, peuvent justifier que dans un pays comme le Bénin, l’on impose – si nécessaire à travers des dispositions constitutionnelles – la limitation du nombre de mandats présidentiels, c’est-à-dire l’alternance au sommet de l’Etat.
La toute première raison tient simplement au fait que dans une démocratie digne de ce nom (ce que nous nous efforçons de construire au Bénin), l’alternance au sommet de l’Etat, c’est-à-dire la gestion à tour de rôle des affaires de la cité, est la seule alternative acceptable. Ceci est d’autant plus vrai que, selon Aristote, la seule raison qui peut faire que certains restent indéfiniment gouvernants et les autres gouvernés est qu’on se trouve dans la situation où « [les premiers] diffèrent des hommes autant que nous pensons que les dieux et les héros diffèrent des hommes, en possédant une grande supériorité, perceptible d’abord dans leur corps et ensuite dans leur âme, de sorte que la supériorité des gouvernants sur les gouvernés soit incontestable et manifeste…» et c’est seulement dans ce cas qu’il pense qu’il « serait alors meilleur que ce soit les mêmes qui, une fois pour toutes, gouvernent et soient gouvernés». Puis il ajoute : « mais puisqu’il n’est pas facile de rencontrer une telle situation,  il est nécessaire que tous partagent de la même manière, à tour de rôle, les statuts de gouvernants et de gouvernés».
Mais l’on peut objecter à la raison ci-dessus et à juste titre que dans une démocratie représentative (c’est-à-dire dans un système politique où les gouvernants sont choisis par le peuple), la limitation du nombre de mandat est antidémocratique. Et ceci pour la simple raison que l’imposition de l’alternance empêcherait le peuple de garder au pouvoir aussi longtemps qu’il le souhaite un gouvernant dont il serait pleinement satisfait. En effet, il suffirait simplement de laisser à chaque fois le soin aux électeurs de décider de qui mérite de rester au pouvoir et quelle est la part du pouvoir qui revient à chacun des groupes qui sollicitent leurs suffrages1. A moins que, et ceci en guise de la deuxième raison qui milite en faveur de l’imposition de l’alternance, l’on soit dans une démocratie représentative où des doutes existent sur la fiabilité du système électoral. C’est-à-dire que l’on soit dans une démocratie où le processus électoral permet de gagner à l’aide d’artifices qui n’ont rien à voir avec les capacités réelles à gouverner des candidats (par exemple, argent, liens ethniques, origines régionales, démagogie, manipulation des documents électoraux, fraude électorale, etc.).
A moins que, et ceci en guise de troisième raison, en faveur de la limitation du nombre de mandat, l’on soit dans un pays où manque cruellement le complément fondamental au système électoral pour donner un sens aux résultats des élections : c’est-à-dire la capacité des électeurs à jouer pleinement leurs partitions. En effet, même si le système électoral fonctionnait correctement, que les candidats s’affrontaient à travers des débats sur les principes de gouvernement, des projets de société et des arguments idéologiques, tout ceci serait vain si le peuple (le souverain) n’y comprend rien ou pas grand-chose. Le mérite de celui qui gagne les élections est limité si le souverain (le peuple) ne comprend pas bien les raisons qui sous tendent son mérite, si le peuple peut être manipulé par rapport à son mérite, etc. Il est alors, dans ce cas (la 3e raison) comme dans celui qui précède (la 2e raison), préférable et raisonnable d’accepter que l’alternance constitutionnellement prescrite fasse partie des mécanismes qui assurent au peuple un minimum de garantie contre le pouvoir illégitime, contre l’usurpation, etc.
Mais l’on peut aller au-delà, et se demander ce qui resterait des deux dernières raisons (2e et 3e raisons) ci-dessus si l’on admettait que les élections soient garanties, fiables, sincères, crédibles, bref, irréprochables avec des électeurs suffisamment capables. Même dans ce cas de figure résolument optimiste, le problème ne serait pas, à notre humble avis, pour autant réglé.
En effet, et en guise de quatrième raison, il y a le fait simple que le pouvoir lui-même porte les germes de sa propre dégénérescence, surtout lorsqu’il est conservé pendant trop longtemps. D’abord, le pouvoir a tendance à ne pas diminuer avec le temps ; John Adams2 dirait même que « le pouvoir a une tendance naturelle à s’accroître car les passions humaines sont insatiables ». Ensuite, il est généralement admis que le pouvoir tend à corrompre ; comme l’a si bien dit l’autre, « le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument ». Enfin, en partant des deux propositions ci-dessus, l’on peut dire, avec suffisamment d’assurance, que le degré de corruption d’un groupe de gouvernants devrait être proportionnel à la durée de son règne. En d’autres termes, on devrait s’attendre à ce que plus un groupe de politiciens dure au pouvoir, plus ce groupe a de pouvoir et plus il est porté à en abuser, plus grands deviennent alors les risques que ce groupe devienne corrompu. Ce qui n’est pas un objectif désirable, qu’il faut rechercher dans une démocratie qui se respecte.
En guise de cinquième raison en faveur de l’alternance constitutionnellement prescrite, l’on peut citer son effet bénéfique sur la vertu des gouvernants et la qualité des gouvernements. L’alternance en démocratie est supposée générer, à la fois, de bons voire d’excellents gouvernants et de bons gouvernements. En effet, et pour ce qui concerne « l’émergence de bons gouvernants », il est évident que l’on n’est pas dans le même état d’esprit selon qu’on se sache au pouvoir seulement pour quelques années, pour un ou deux mandats dans le meilleur des cas, ou non. La certitude, pour un président de la République (et ceux qui l’entourent) d’être au pouvoir pour un temps prédéterminé, constitue un mécanisme modérateur, déterminant des envies ou des abus des gouvernants. « Il semble, écrivait Aristote, que l’excellence d’un bon citoyen soit d’être capable de bien commander et de bien obéir »; et cette double capacité, essentielle au citoyen, s’apprenait dans l’alternance des rôles. Mieux, l’alternance contribue aussi à générer un bon gouvernement.
En effet, et pour ce qui concerne le second aspect, le fait d’avoir été gouverné, d’être en train de gouverner et de devoir être à nouveau gouverné (dans un avenir proche) devrait pouvoir permettre de mieux apprécier les actions menées, d’en apprécier l’impact sur les gouvernés et d’être capable de tenir compte du point de vue des gouvernés : «Celui qui commandait un jour était dissuadé de tyranniser ses subordonnés, parce qu’il savait qu’il devrait, un autre jour  obéir». En fait, de par sa simple existence, cette façon de procéder engendrait un effet de justice, car elle créait une situation où il était à la fois possible et nettement plus prudent, préférable pour les gouvernants d’envisager le point de vue des gouvernés lorsqu’ils prenaient une décision, bref, de se mettre à leur place.
Au-delà des arguments avancés ci-dessus, et en guise de sixième et dernière raison (pour nous en arrêter là), l’alternance obligatoire (constitutionnellement prescrite) joue également le rôle d’antidote contre la tendance du système présidentiel à la personnalisation du pouvoir et à l’autoritarisme. Cet état de choses augmente le risque que d’aucuns considèrent que pour changer les hommes (les présidents de la République), il faudrait obligatoirement changer de régime politique. Or, l’histoire du Bénin, après celle du Dahomey, nous apprend sans équivoque  que de telles conditions présentent l’inconvénient majeur de générer des coups d’Etat. C’est d’ailleurs, entre autres, parce que les pays de l’Amérique Latine ont trop conscience de cette tendance pathologique du régime présidentiel qu’ils ont une préférence marquée pour le mandat présidentiel unique (voir Res Publica n° 2 du 7 mars 2008). Passons maintenant au deuxième critère.

La limite d’âge entre 40 et 70 ans (art. 44, alinéa 5)
Si l’on peut comprendre et défendre l’idée d’une limitation inférieure de l’âge des présidentiables, la limite supérieure est beaucoup moins défendable objectivement. Il est vrai que le contexte historique et socio-politique de notre pays a pu la rendre compréhensible et justifiable au moment de son adoption. En effet, il était apparu préférable, au regard de l’intérêt général, d’écarter les anciens chefs de l’Etat béninois de la course au maroquin présidentiel, de crainte de fragiliser le processus démocratique naissant, en raison de leur rôle dans l’histoire socio-politique récente du pays. L’on pourrait donc penser que au fur et à mesure que notre jeune démocratie prend de l’assurance, les risques évoqués ci-dessus s’amoindriraient et que la limite supérieure pour l’âge des présidentiables pourrait être sautée sans problème. Mais ce n’est pas notre avis à Res Publica et ceci pour au moins trois  raisons.
Premièrement, à la pratique nous devons reconnaître que cette limitation supérieure de l’âge des présidentiables renforce, de façon harmonieuse, le critère de limitation du nombre de mandat. En effet, elle contribue à forcer le renouvellement de la classe des citoyens (acteurs politiques) autorisés à prendre part aux compétitions électorales à ce niveau-là, et par ricochet au renouvellement de la classe politique nationale de façon générale. On ne change pas seulement que ceux qui ont exercé déjà la fonction de président de la République, on change également, en exagérant un tout petit peu, le groupe des citoyens parmi lesquels ils sont choisis et par conséquent leurs associés et collaborateurs. Ce qui est naturellement nourrissant pour la démocratie.
Deuxièmement, la limitation supérieure de l’âge des prési-dentiables  joue, dans un pays comme le nôtre,  un peu comme un rôle de soupape de sûreté. En effet, au Bénin, la politique est hautement personnalisée ; les débats politiques sont aisément transformées en débats de personnes ; les compétitions électorales, au lieu   de se faire entre des groupes qui se distinguent par des visions politiques,  opposent  des indi-vidus et leurs associés du moment (qui peuvent inclure des groupes ethniques ou régionaux). Il est possible que cet état de choses rende sa situation difficilement acceptable à un président en fin de son deuxième mandat et qui  n’est plus autorisé à se présenter aux élections futures alors que son «adversaire personnel» lui, le peut encore. Ceci peut pousser à des tentatives pour s’accrocher au pouvoir, de confiscation du pouvoir. Qui peut dire si le président Kérékou aurait accepté partir si le président Soglo pouvait encore se présenter aux élections en 2006 ?
Troisièmement, cette mesure constitue une garantie solide du dynamisme des présidents de la République au Bénin. En effet, avec ce dispositif, nous sommes sûrs que dans notre pays, aucun président de la République n’aura plus de 75 ans. Même si pour un président de la République, être âgé de plus de 75 ans n’est pas nécessairement un handicap, l’on se doit de reconnaître que être moins âgé constitue certainement un atout surtout lorsque l’on est dans une jeune démocratie où, très souvent, le président a besoin d’être au four et au moulin.
Si malgré toutes les raisons avancées ci-dessus, l’on n’est pas convaincu de la nécessité de prescrire l’alternance dans la constitution, nous suggérons de nous tourner vers ce « guide qu’il faudrait toujours suivre à chaque fois qu’on en a l’occasion », selon James Madison3 : c’est-à-dire, l’expérience. Il s’agit, en fait, de jeter un regard sur des exemples d’ordre purement empirique et liés aux expériences vécues dans les démocraties établies d’une part, et à celles vécues dans nos pays africains dans un passé récent de l’autre.
L’une des leçons que nous enseignent les exemples des pays de la première catégorie, c’est-à-dire les démocraties établies, est simple : l’imposition de l’alternance, dans une démocratie représentative moderne qui ressemble à celle du Bénin, est la règle. En effet, quand nous considérons, parmi les démocraties établies, celles qui ont adopté un système présidentiel comparable à celui mis en œuvre au Bénin, la règle générale est plutôt à une forme ou une autre de limitation  du nombre de mandats.  Dans la quasi totalité de ces pays (c’est-à-dire au-delà de 90% d’entre eux), la pratique est à une forme ou une autre de limitation du nombre de mandats4. Le cas de la France (comme celui de l’Italie), où il n’y a pas de limitation formelle du nombre de mandat, est singulier et constitue l’exception plutôt que la règle et devrait donc être évoqué avec beaucoup de précautions5.
Quant aux pays de la deuxième catégorie, c’est-à-dire les pays d’Afrique subsaharienne, les expériences qu’ils ont accumulées depuis les indépendances, surtout avec les partis uniques et les dictatures, nous enseignent, dans le meilleur des cas, la prudence lorsqu’il est question du maintien au pouvoir, pour une longue durée, de la même personne ou du même groupe de personnes. En effet, l’on peut dire, sans risque de se tromper, que des pays d’Afrique subsaharienne qui ont vécu de telles expériences, aucun n’a débouché sur rien: pas de développement, pas de construction de nation, pas de bien-être social et/ou individuel, etc. Même si l’on ne peut considérer de façon manichéenne que tout, absolument tout fut négatif au cours de cette période des années de braise du parti unique, force est de reconnaître pourtant qu’aucun des résultats qui  étaient  les objectifs majeurs et les justifications de l’imposition  des partis uniques ne fut atteint. Bien au contraire, nos pays n’ont, après des décennies de cette forme de gouvernance, connu que l’accroissement de la pauvreté, la présence plus que jamais affirmée de la division ethnique, surtout en politique, la corruption galopante ; bref rien qui puisse inciter à vouloir retourner dans ce genre de situation.
Voilà quelques raisons qui fondent notre conviction qu’il faut absolument maintenir la prescription constitutionnelle de l’alternance au sommet de l’Etat.
Res publica
[Mathias Hounkpè]

Notes
1 James Madison disait même qu’un homme méritait de rester au pouvoir tant et aussi longtemps qu’il avait la sagesse de reconnaître les préoccupations des citoyens et de se donner les moyens de les satisfaire. Mais les citoyens américains se sont très vite rendus compte de la nécessité de la limitation du nombre de mandats présidentiels.
2 Ancien président des Etats-Unis d’Amérique.
3 The Federalist Papers No. 52, Hamilton, Madison & Jay, Nal Penguin Inc. 1961.
4 Cette affirmation, que nous ne soutenons pas par des preuves dans ce papier, peut se vérifier en consultant les constitutions de la plupart des pays considérés comme démocraties établies. On peut avoir accès à toutes ces constitutions par exemple en allant sur le site http://confinder.richmond.edu.
5 Les systèmes politiques dans ces deux pays ne sont d’ailleurs pas des systèmes présidentiels. Malgré cela, en France il semble inimaginable qu’un président de la République puisse chercher à se faire élire plus de deux fois.

 



09/06/2008
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