Suspension de l’exécution des décisions de justice relatives aux litiges domaniaux
La Cour constitutionnelle casse la décision du gouvernement (Décision DCC
07 - 175)
La Cour constitutionnelle,
Saisie des requêtes des 15, 16, 17, 29 octobre, 20 et
27 novembre 2007 en registrées respectivement à son Secrétariat les 16, 17, 22,
29 octobre, 20 et 29 novembre 2007 sous les numéros 2345/161/REC, 2357/164/REC,
2392/168/REC, 2436/172/REC, 2567/ 184/REC, 2618/189/REC par lesquelles
Mademoiselle Jeanne Oboubé Vele et Messieurs Georges Constant Amoussou, Serge
Roberto Prince Agbodjan, Nestor Houngbédji, Armand Hodonou, Urbain Stanislas
Amègbédji forment un recours en inconstitutionnalité de la décision du Conseil
des· ministres du 10 octobre 2007 relative à la suspension de l’exécution des
décisions de justice rendues en matière domaniale en milieu urbain ;
Vu la Constitution du 11 décembre 1990 ;
Vu la Loi na 91-009 du 04 mars 1991 portant loi
organique sur la Cour Constitutionnelle modifiée par la Loi du 31 mai
2001 ;
Vu le Règlement intérieur de la Cour
constitutionnelle ;
Ensemble les pièces du dossier ;
Ouï Monsieur Jacques Mayaba en son rapport ;
Après en avoir délibéré,
Considérant que les requérants soutiennent que la
décision du Conseil des ministres ordonnant la suspension de l’exécution des
décisions de justice en milieu urbain viole les articles 22, 2G, 34,
35,59,98,125,126,127, Î 3 Î de la Constitution, Î, 2, 3 de la Loi na 200î - 3 7
du 27 août portant organisation judiciaire en République du Bénin ; que
certains d’entre eux affirment que cette décision du Conseil des ministres
s’analyse comme une véritable dépossession du citoyen de son droit de propriété
consacré par l’article 22 de la Constitution ; qu’en effet le plaideur aux
termes d’une procédure contradictoire devant une juridiction se voit
reconnaître son droit de propriété mais ne peut pas jouir de ce droit ;
qu’ils dénoncent par ailleurs l’immixtion du pouvoir exécutif dans le
judiciaire au mépris du principe de la séparation des pouvoirs édicté par la
Constitution en ses articles 125 et 126 ; qu’ils estiment qu’en décidant
de surseoir à l’exécution des décisions de justice devenues définitives, le
gouvernement s’ingère dans le fonctionnement de la justice et se permet de
remettre en cause les décisions rendues ; qu’ils déclarent que la
concertation annoncée entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif en vue
de trouver les voies d’une exécution amiable des décisions de justice apparaît
également comme une atteinte au principe de la séparation des pouvoirs dans la
mesure où elle vise à apprécier le fonctionnement du judiciaire et à lui
imposer des sujétions que le constituant n’,a pas prévues que selon ces
requérants l’exécution des décisions de justice fait partie intégrante du
procès ; qu’ils allèguent par ailleurs que le gouvernement par cette
décision incite les autorités chargées de l’exécution des décisions de justice
à mépriser l’ordre constitutionnel et à violer les lois et règlements de la
République ; qu’ils prétendent qu’en imposant par une simple décision au
lieu d’une loi des restrictions au droit de jouissance des citoyens, le
gouvernement viole les dispositions de l’article 98 de la Constitution ;
qu’ils expliquent qu’aux termes de l’article 59 de la Constitution le
gouvernement est plutôt tenu de prêter main forte à l’exécution des décisions
de justice au lieu de s’y opposer ;
Considérant que d’autres requérants ajoutent, tout en
dénonçant la violation du principe de la séparation des pouvoirs, que le
règlement du problème foncier au Bénin ne saurait se limiter à la suspension de
l’exécution des décisions de justice mais devait
surtout se préoccuper d’une réforme courageuse et
juste de tout le système foncier à travers des textes législatifs cohérents et
des procédures adéquates ; qu’ils soutiennent en outre que la décision du
Conseil des ministres porte atteinte au principe de l’Etat de droit et à celui
de l’égalité de tous les citoyens devant la loi ; qu’ils précisent par
ailleurs que conformément aux dispositions de l’article 147 de la Constitution
aux termes desquelles les traités ou accords régulièrement ratifiés ont dès
leur publication une autorité supérieure à celle des lois le Bénin qui a
ratifié le traité de l’OHADA est tenu de prêter main forte à l’exécution des
décisions de justice sous peine d’être condamné à des dommages intérêts ;
Considérant qu’à l’appui de leurs prétentions, les
requérants rappellent la jurisprudence de la Haute Juridiction sur le principe
de la séparation des pouvoirs ; que par Décision DCCOOO005 du 26 janvier
2000 la Cour a dit et jugé : " Considérant que la Constitution
dispose en son article 125 alinéa 1. " Le pouvoir judiciaire est
indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif et en son article 126
alinéa 2. " Les juges ne sont soumis dans l’exercice de leurs fonctions
qu’à l’autorité de la loi" et enfin en son article 59. " Le président
de la République assure l’exécution des lois et garantit celle des décisions de
justice " ; qu’il résulte de la lecture combinée et croisée de ces
dispositions que ni le législatif ni l’exécutif ne doivent s’immiscer dans
l’exercice du pouvoir judiciaire " ; qu’ils concluent en demandant à
la Cour de déclarer contraire à la Constitution la décision de suspension de
l’exécution de toutes les décisions de justice ayant pour but les
déguerpissements et les démolitions et d’ordonner la publication de la décision
de la Cour dans les mêmes formes et conditions que la décision querellée ;
Considérant que les six recours portent sur le même
objet et tendent aux mêmes fins, qu’il y a lieu de les joindre pour y être
statué par une seule et même décision ;
Considérant qu’en réponse à la mesure d’instruction de
la Cour, le Secrétaire général du Gouvernement déclare : " ... La
dualité juridique (droit coutumier et droit moderne) qui caractérise le foncier
au Bénin et la très forte pression de nos populations sur la terre exacerbent
de fréquents conflits domaniaux surtout en milieu urbain et péri urbain ;
Pour le règlement de ces litiges domaniaux, les
citoyens optent soit pour un règlement administratif devant les services
compétents de l’administration publique, soit pour un règlement judiciaire
devant les juridictions. Mais les décisions de justice qui sont rendues par nos
Tribunaux et Cours créent beaucoup de frustrations chez la partie perdante en
raison de l’analphabétisme ou de la méconnaissance des subtilités juridiques.
De plus les décisions de justice relatives aux litiges
domaniaux interviennent pour la plupart plusieurs années voire décennies après
la mise en valeur des parcelles de terrain querellées et ceci au mépris des
règles de la prescription et des droits acquis. Aussi, leur application
donne-t-elle lieu à des démolitions massives de bâtiments souvent érigés en
matériaux définitifs par des citoyens qui ont mis des années à économiser pour
construire leurs maisons.
Ces déguerpissements sont souvent accompagnés d’actes
de violence et d’affrontement avec les forces de l’ordre, faisant au passage
des familles sans abri et au moment où ces dernières n’ont plus des moyens
d’investir à nouveau dans la construction de bâtiment.
A cela s’ajoute le constat par tous que notre
législation foncière comporte beaucoup de lacunes en raison de la vétusté des
textes écrits, de leur caractère laconique, de leur imprécision et de la
souplesse de nos coutumes. De plus, les malversations et la corruption qui
gangrènent les lotissements font de la terre un véritable objet de litige et
d’insécurité.
C’est pourquoi, face à la recrudescence, ces dernières
années, des déguerpissements dans nos principales villes (Cotonou, Calavi,
Porto-Novo et Parakou et même Abomey) avec leur cortège de malheurs et d’actes
antiéconomiques, le gouvernement, soucieux de préserver la paix sociale et
l’ordre public a entrepris plusieurs actions destinées notamment à créer un
environnement juridique de sécurité foncière.
C’est ainsi que plusieurs acteurs ont été interpellés
à travers des colloques et séminaires dont l’objectif final est l’élaboration
d’un projet de loi à soumettre à l’examen de l’Assemblée nationale. Mais en
attendant la finalisation de la dernière mouture de ce projet de loi sur le
régime foncier urbain au Bénin et face aux sollicitations d’intervention, dont
le chef de l’Etat est quotidiennement l’objet sur la question de la part des
populations, le président de la République, dans son souci constant d’être à
l’écoute permanente de ses concitoyens, a bien voulu inviter le Conseil des
ministres à prendre une mesure conservatoire pour préserver la paix sociale,
l’ordre public et protéger les couches vulnérables de notre population.
Il ne s’agit pas donc d’une ingérence de l’Exécutif
dans les affaires du pouvoir judiciaire d’autant plus que l’instruction du
Conseil des ministres est donnée au Garde des Sceaux, ministre de la Justice,
de la Législation et des Droits de l’Homme qui est chargé de prendre les
dispositions requises pour faire respecter le sursis à exécution des décisions
de justice.
En outre, pour éviter l’affrontement et les
conséquences néfastes qui résultent des démolitions de bâtiments, le Conseil
des ministres a recommandé qu’il y ait une assise entre les représentants de
l’Exécutif, du Législatif et du Judiciaire, pour réfléchir sur un mécanisme
pacifique et équitable de règlement, des litiges, domaniaux en milieu urbain.
" L’objectif du gouvernement et du chef de l’Etat
est de construire une société de paix ou les affrontements sont limités ou
réduits, car il ne peut y avoir de développement sans un minimum de paix
sociale.
Cette décision n’empêche pas non plus les tribunaux de
statuer sur les litiges domaniaux, ni de rendre les décisions de justice à ce
sujet. Elle ne viole donc pas le principe de la séparation des pouvoirs et ne
constitue pas une injonction donnée aux juges du siège qui sont des leviers
importants de notre système démocratique. D’un autre point de vue, cette mesure
conservatoire ne viole pas le droit de la propriété foncière mais contribue à
son renchérissement puisqu’il empêche pour le temps qu’il durera d’éviter l’arbitraire,
la précipitation et les erreurs d’appréciation qui caractérisent souvent les
démolitions.
Le chef de l’Etat étant garant du respect de la
légalité républicaine et de la Constitution ne peut cautionner la violation des
textes dont il a souscrit au respect. .. " ;
Considérant que les articles, 22, 59, 125 et 126 de la
Constitution disposent respectivement : "Toute personne a droit à la
propriété. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité
publique et contre juste et préalable dédommagement. " ; " Le
président de la République assure l’exécution des lois, et garantit celle des
décisions de justice" ; "Le pouvoir judiciaire est indépendant
du Pouvoir Législatif et du Pouvoir Exécutif.
Il est exercé par la Cour suprême, les Cours et
Tribunaux créés conformément à la présente Constitution" ; " La
justice est rendue au nom du peuple béninois.
Les juges ne sont soumis, dans l’exercice de leurs
fonctions, qu’à l’autorité de la loi ... " ;
Considérant qu’aux termes de l’article 59 précité de
la Constitution le président de la République assure l’exécution des lois et
garantit celle des décisions de justice ; qu’à ce titre il doit veiller à
ce que les décisions de justice soient exécutées dans l’intérêt général ;
que c’est ce qui ressort de la formule exécutoire selon laquelle : "
En conséquence, la République du Bénin mande et ordonne à tous huissiers ou
agents légalement habilités sur ce requis de mettre ledit arrêt ou (jugement) à
exécution, au procureur général près la Cour d’appel, au procureur de la
République près le Tribunal de première instance d’y tenir la main, à tous
commandants et officiers de la force publique de prêter main forte lorsqu’ils
en sont requis" ; qu’il en résulte que si le président de la
République ou un membre du gouvernement ou toute autre autorité administrative,
en raison de circonstances exceptionnelles tenant à la sauvegarde de l’ordre
public, est amené à refuser d’apporter son concours à l’exécution d’une
décision de justice devenue définitive, il engage de ce fait la responsabilité
de J’Etat qui est dès lors tenu d’indemniser le bénéficiaire de ladite
décision ;
Considérant qu’en l’espèce, le Conseil des ministres
en sa séance du mercredi 10 octobre 2007, a décidé, suite à l’examen de la
communication n° 1775/07 du ministre de l’Urbanisme, de l’Habitat, de la
Réforme Foncière et de la Lutte contre l’Erosion Côtière, de suspendre
l’exécution des décisions de justice, relatives aux litiges domaniaux en milieu
urbain, décisions qui donnent lieu à des démolitions, destructions et casses
inconsidérées d’habitations, et a instruit des membres du gouvernement à "
l’effet de faire le point des importants cas de litiges domaniaux en milieu
urbain pendant devant les juridictions afin qu’une suspension soit observée dans
l’instruction desdits dossiers jusqu’à la mise en place d’un mécanisme adéquat
de règlement" ; que de telles décisions constituent une ingérence
dans le fonctionnement normal du pouvoir judiciaire et donc une violation du
principe de la séparation des pouvoirs consacrée par les articles 125 et 126 de
la Constitution ; qu’il échoit de dire et juger que le relevé n° 35
des décisions prises par le Conseil des ministres en sa séance du mercredi 10
octobre 2007, en ce qui concerne l’exécution des décisions de justice rendues
en matière domaniale en milieu urbain, est contraire à la Constitution ;
Considérant par ailleurs que l’extrait du relevé n° 35 du 10 octobre 2007
signé le 15 octobre 2007 par le Secrétaire général du gouvernement, Monsieur Epiphane
Nobimè, produit par les requérants est ainsi libellé : "II est
demandé : 1°· au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, de la
Législation et des Droits de l’Homme, de prendre toutes les dispositions
requises pour faire observer une suspension de l’exécution des arrêts de
justice relatifs aux litiges domaniaux en milieu urbain, arrêts qui donnent
lieu à des démolitions, destructions et casses inconsidérées
d’habitations ; Les dispositions à prendre ne concernent pas les dossiers
d’expropriation pour cause d’utilité publique.
2° - au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, de
la Législation et des Droits de l’Homme, au ministre de l’Urbanisme, de
l’Habitat, de la Reforme Foncière et de la Lutte contre l’Erosion Côtière et au
ministre de la Décentralisation, de la Gouvernance locale, de l’Administration
et de l’Aménagement du Territoire, de faire le point des importants cas de
litiges domaniaux en milieu urbain pendant devant nos juridictions afin qu’une
suspension soit observée dans l’instruction desdits dossiers jusqu’à la mise en
place d’un mécanisme adéquat de règlement ; que le même extrait signé le
06 novembre 2007 par le même
Secrétaire général du gouvernement, Monsieur Epiphane
Nobimè, transmis à la suite de la mesure d’instruction diligentée par la Cour
est libellé comme suit :
" Il est demandé : 1 0- au Garde des Sceaux,
ministre de la Justice, de la législation et des Droits de l’Homme, de prendre
toutes les dispositions requises pour faire observer une suspension de
l’exécution des décisions de justice relatives aux litiges domaniaux en milieu
urbain, décisions qui donnent lieu à des démolitions, destructions et casses
inconsidérées d’habitations, à l’exception des dossiers d’expropriation pour
cause d’utilité publique ;
2°- au Directeur de cabinet civil du président de la
République, au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, de la législation et
des Droits de l’Homme et au ministre chargé des Relations avec les
Institutions, Porte-parole du gouvernement, de prendre les dispositions pour la
tenue entre les représentants de l’Exécutif, du législatif et du
Judiciaire" de séances de travail afin de réfléchir sur un mécanisme
pacifique et équitable de règlement des litiges domaniaux’ en milieu
urbain" ; qu’il s’en dégage que le contenu des deux textes n’est pas
identique s’agissant d’un extrait d’un même relevé du même Conseil des
ministres tenu le 1 0 octobre 2007 ; qu’en transmettant à la Cour un
extrait du relevé daté du 6 novembre 2007, différent de celui qu’il a signé le
15 octobre 2007, le Secrétaire général du gouvernement a tenté d’induire la
Haute Juridiction en erreur ; qu’en agissant comme il l’a fait, il a violé
les dispositions de l’article 35 de la Constitution selon lesquelles :
" les citoyens chargés d’une fonction publique ou élus à une fonction
politique ont le devoir de l’accomplir avec conscience, compétence, probité,
dévouement et loyauté dans l’intérêt et le respect du bien commun " sans
qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens ;
Décide
Article 1er. - Le relevé n° 35 des décisions
prises par le Conseil des ministres en sa séance dl mercredi 10 octobre 2007
est contraire à la Constitution en ce qui concerne la suspension de l’exécution
des décisions de justice.
Article 2.- Le Secrétaire général du gouvernement,
Monsieur Epiphane Nobimè, a violé la Constitution.
Article 3.- La présente décision sera notifiée à
Mademoiselle Jeanne Oboubé Vele, Messieurs Georges Constant Amoussou, Serge
Roberto Prince Agbodjan, Nestor Houngbédji, Armand Hodonou, Urbain Stanislas
Amègbédji, au président de la République, au Président l’Assemblée nationale,
au président de la Chambre des Comptes, au procureur de la République, au
président de la Chambre des Notaires, au président de la Chambre des huissiers,
au bâtonnier des ordres des avocats, au Garde des Sceaux, ministre de la
Justice, de la Législation et des Droits de l’Homme et publiée au Journal
Officiel.
Ont siégé à Cotonou, le vingt sept décembre deux mille
sept,
Messieurs
Jacques D. MAYA BA : Vice-Président
Idrissou BOUKARI : Membre
Pancrace BRATHIER : Membre
Christophe KOUGNIAZONDE : Membre
Clotilde MEDEGANNNOUGBODE : Membre
Monsieur Lucien SEBO : Membre
Le Rapporteur, Jacques D. MAYABA
Le président : Jacques D. MAYABA
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